TROISIEME PARTIE

 

19

 

—  Mesdames et messieurs, que les soixante-quinzièmes Hunger Games commencent !

DitLa voix de Claudius Templesmith, le speaker des Hunger Games, me résonne dans les oreilles. J'ai moins d'une minute pour reprendre mes esprits. Après quoi, le gong retentira et les tributs seront libres de descendre de leurs plaques métalliques. Mais pour aller où ?

Je suis incapable de rassembler mes idées. La vision de Cinna en sang, roué de coups, m'obsède. Où se trouve-t-il à présent ? Est-on en train de le torturer ? De le tuer ? De le changer en Muet ? À l'évidence, son arrestation avait pour but de me déstabiliser, tout comme la présence de Darius à mon service. C'est réussi. Je n'ai qu'une envie, m'écrouler comme une loque sur ma plaque métallique. Mais je peux difficilement me le permettre après la scène laquelle je viens d'assister. Il faut que je sois forte. Je le dois à Cinna, qui a tout risqué pour écorner l'image du président Snow en transformant ma soie nuptiale en plumage de geai moqueur. Et je le dois aux rebelles qui, enhardis par l'exemple de Cinna, sont peut-être en train de lutter contre le Capitole en ce moment même. Mon refus de subir la règle des Jeux sera mon dernier acte de rébellion. Alors, je serre les dents et je m'oblige à réfléchir. « Où es-tu ? » Tout reste flou autour de moi. « Où es- tu ? » J'exige une réponse de ma part et, progressivement, le monde retrouve sa netteté. Des eaux bleues. Un ciel rose. Un soleil chauffé à blanc au-dessus de ma tête. Ah, j'aperçois la Corne d'abondance à une quarantaine de mètres. J'ai d'abord l'impression qu'elle se dresse au centre d'un îlot. Mais en l'examinant de plus près je remarque les minces bandes de terre qui partent de l'hotel, les rayons d'une roue. J'en compte une bonne dizaine, à égale distance les uns des autres. Entre chaque rayon, de l'eau. De l'eau, et deux tributs.                                                                                                                                                                Alors, c'est ça. Il y a douze rayons, séparés chacun par deux tributs sur leurs plaques en métal. L'autre concurrent dans mon coin est le vieux Woof, du district Huit. Il se trouve à ma droite, à la même distance que la bande de terre à ma gauche. Après l'eau, où que le regard se porte, on ne voit qu'une plage étroite puis un rideau dense de verdure. Je parcours des yeux le cercle des tributs, sans apercevoir Peeta. Il doit se trouver de l'autre côté de la Corne d'abondance.

Je recueille un peu d'eau au creux de ma main, je la renifle ; puis j'y trempe un doigt et le pose sur le bout de ma langue. Je m'en doutais : c'est de l'eau de mer. Comme les vagues que Peeta et moi avons découvertes lors de notre brève visite sur la plage du district Quatre. Au moins, elle a l'air propre.

On ne voit aucune embarcation nulle part, aucune corde, pas même un morceau de bois flotté auquel se cramponner Non, il n'y a qu'une seule façon d'atteindre la Corne d'abondance. Au coup de gong, je plonge sur ma gauche sans hésiter. La distance dépasse celle que j'ai l'habitude de nager, et la houle me change des eaux calmes de mon Lac , mais mon corps semble étonnamment léger, et je fends les vagues sans efforts. Peut-être grâce au sel. Je me hisse hors de l'eau, ruisselante, sur la bande de terre sablonneuse et je pique un sprint vers la Corne d'abondance. Je ne vois personne approcher, mais la corne d'or me bouche la vue de l'autre côté. Toutefois, je ne me laisse pas ralentir par l'idée d'adversaires éventuels. Je dois penser comme une carrière à présent, et, avant toute chose, il faut me procurer une arme.

L'an dernier, les ustensiles se trouvaient dispersés à une certaine distance autour de la Corne d'abondance, les plus précieux étant les plus proches de la conque. Cette année, le butin a été empilé juste devant la gueule de sept mètres de hauteur. Mon regard s'arrête aussitôt sur un arc doré, à portée de main, que j'arrache vivement.

Il y a quelqu'un dans mon dos. Je suis alertée par je ne sais quoi, un léger tassement du sable ou peut-être une simple perturbation dans l'air. Je tire une flèche du carquois encore coincé dans la pile et je l'encoche en me retournant.

Finnick, ruisselant, magnifique, se tient à quelques mètres, un trident à la main. Un filet oscille dans son autre main. Il sourit, mais les muscles du haut de son corps restent bandés, prêts à l'action.

      Tu nages drôlement bien, s'émerveille-t-il. Où as-tu appris ça, au district Douze ?

       Nous possédons une immense baignoire, dis-je.

      J'imagine. L'arène te plaît ?

      Pas particulièrement. Tu devrais l'apprécier, toi. On dirait qu'elle a été bâtie pour toi.

Je ne peux retenir une pointe d'amertume en disant ça. Car c'est bien l'impression qu'elle donne, toute cette eau, alors que les vainqueurs qui savent nager doivent se compter sur les doigts de la main. Et il n'y avait pas de piscine au centre d'Entraînement, aucune possibilité d'apprendre. Ici, vous avez intérêt à prendre le coup très vite. Même votre participation au bain de sang initial dépend de votre capacité à couvrir vingt mètres dans l'eau. Ça représente un avantage énorme pour le district Quatre.

Pendant un moment nous restons figés comme des statues, à nous jauger du regard, à soupeser nos armes, l'habileté de chacun. Puis Finnick me sourit à pleines dents.

         Une chance qu'on soit dans le même camp. Pas vrai ?

Flairant un piège, je suis sur le point de lâcher ma flèche dans l'espoir de l'abattre avant d'être empalée par son trident, quand il tourne légèrement la main. Quelque chose scintille au soleil à son poignet. Un bracelet en or massif, orné de flammes. Haymitch avait le même le premier matin de l'entraînement. Finnick a pu le voler pour me tromper, mais je n'y crois pas. C'est Haymitch qui le lui a donné. Pour m'adresser un signal. Un ordre, en fait : celui de me fier à Finnick.

J'entends d'autres pas s'approcher. Je dois me décider tout de suite.

       Exact ! dis-je.

Mon ton est sec, car Haymitch a beau être mon mentor, je ressens de la colère. Pourquoi ne m'a-t-il pas soufflé mot de cet arrangement ? Probablement parce que Peeta et moi lui avions dit que nous ne voulions pas d'alliés. Alors, Haymitch nous en a choisi un tout seul.

      Baisse-toi ! m'ordonne Finnick d'une voix si autoritaire, si différente de son timbre habituel, que je lui obéis d'instinct.

Son trident siffle au-dessus de ma tête et trouve sa cible avec un craquement sinistre. L'homme du district Cinq, l'ivrogne qui vomissait sur la piste d'escrime, tombe à genoux pendant que Finnick dégage son trident de sa poitrine.

       Méfie-toi du Un et du Deux, m'avertit Finnick.

Je n'ai pas le temps de lui demander pourquoi. Je récupère le carquois.

       Chacun son côté ? dis-je.

Il fait oui de la tête, et je contourne la pile. À quatre rayons de distance, Enobaria et Gloss viennent à peine de toucher terre. Soit ils nagent très mal, soit ils redoutaient que l'eau ne recèle d'autres dangers, ce qui est tout à fait possible. Ce n'est pas toujours bon d'envisager trop de scénarios. Maintenant qu'ils sont sur le sable, ils seront là dans quelques secondes.

         Tu trouves quelque chose d'utile ? me crie Finnick.

Une rapide inspection des ustensiles à ma portée fait apparaître des massues, des épées, des arcs et des flèches, des tridents, des couteaux, des épieux, des haches, des objets métalliques dont le nom m'est inconnu... et rien d'autre.

      Des armes ! je réponds sur le même ton. Il n'y a que des armes !

      Pareil pour moi, confirme-t-il. Ramasse ce qui t'intéresse et fichons le camp d'ici !

Je tire sur Enobaria, qui se rapproche un peu trop à mon goût, mais elle s'y attendait et replonge dans l'eau avant que ma flèche ne puisse l'atteindre. Gloss n'est pas aussi rapide. Je l'atteins à la cuisse au moment où il s'enfonce dans les vagues. Je rafle un arc supplémentaire avec un deuxième carquois, passe deux couteaux et un poinçon dans ma ceinture, puis retrouve Finnick de l'autre côté de la corne.

       Occupe-toi de ça, veux-tu ? me lance-t-il.

Je vois Brutus se ruer sur nous. Il a défait sa ceinture et la tient devant lui comme un bouclier. Quand je lui tire dessus, il réussit à bloquer ma flèche avec, au lieu de se faire transpercer le foie. Un liquide gicle de la ceinture traversée «le part en part, et l'éclaboussé au visage. Le temps que j'encoche une autre flèche, Brutus se laisse tomber à plat ventre par terre, roule jusqu'à l'eau et disparaît dans les vagues. J'entends un objet métallique tinter derrière moi.

      Tirons-nous ! dis-je à Finnick.

Cet affrontement a donné le temps à Enobaria et à Gloss d'atteindre la Corne d'abondance. Brutus est à portée de tir, et je suis sûre que Cashmere n'est pas loin non plus. Ces quatre carrières classiques ont sans doute conclu une alliance. Si je n'avais que ma sécurité à assurer, je serais tentée de m'occuper d'eux avec Finnick. Mais je dois penser à Peeta. Je l'aperçois maintenant, toujours sur sa plaque en métal. Je m'élance vers lui, et Finnick me suit sans hésitation, comme s'il lisait dans mes pensées. Parvenue au bord de l'eau, je commence à me débarrasser de mes couteaux et me prépare à plonger pour aller le chercher.

Finnick m'arrête d'une main sur l'épaule.

      Je m'en charge, déclare-t-il.

Le doute m'assaille. Serait-ce une ruse ? Gagner ma confiance, pour mieux nager jusqu'à Peeta et le noyer ?

      Je peux le faire.

Mais Finnick a lâché toutes ses armes.

              Mieux vaut éviter de te fatiguer. Dans ton état, dit-il en me tapotant le ventre.

« Oh, c'est vrai. Je suis censée être enceinte », me dis-il. Pendant que je réfléchis à tout ce que ça implique - dois-je me mettre à vomir ? — Finnick s'avance au bord de l'eau.

       Couvre-moi, dit-il.

Il disparaît dans un plongeon irréprochable.

Je bande mon arc, prête à repousser tout attaquant venu de la Corne d'abondance, mais personne ne semble s'intéresser à nous. Comme prévu, Gloss, Cashmere, Enobaria et Brutus se sont regroupés près de la corne dorée et fouillent parmi les armes. Leur meute est déjà constituée. Un rapide examen du reste de l'arène m'indique que la plupart des tributs sont encore sur leurs plaques. Non, minute, j'aperçois quelqu'un sur la bande de terre à ma gauche, celle en face de Peeta. C'est Mags. Mais elle ne se dirige pas vers la Corne d'abondance, pas plus qu'elle n'essaie de fuir. Elle se jette à l'eau et commence à se propulser tant bien que mal dans ma direction, haussant sa tête grisonnante au-dessus des vagues. D'accord, elle est vieille, mais j'imagine qu'en quatre-vingts ans dans le district Quatre elle a au moins appris à flotter.

Finnick a rejoint Peeta et le ramène, un bras en travers du torse, l'autre brassant l'eau avec de grands battements réguliers. Peeta ne résiste pas. J'ignore ce que Finnick a pu lui dire ou faire pour gagner sa confiance — lui montrer le bracelet, peut-être ? À moins qu'il lui ait suffi de nous voir ensemble. Quand ils touchent le sable, j'aide Peeta à se hisser sur la terre ferme.

       Re-bonjour, me dit-il avant de m'embrasser. Nous avons un allié.

       Eh oui, je réponds. Comme le voulait Haymitch.

       Rappelle-moi si nous avons passé d'autres accords, et avec qui ?

      Seulement avec Mags, je crois.

D'un mouvement du menton, j'indique la vieille femme qui se rapproche avec obstination.

       Hé, je ne peux pas l'abandonner, proteste Finnick. C'est l'une des rares personnes qui m'apprécient vraiment.

     Je n'ai rien contre Mags, lui dis-je. Surtout maintenant, avec cette arène. Ses hameçons seront probablement notre meilleure chance de trouver à manger.

       Katniss la voulait avec nous, le premier jour, intervient Peeta.

Katniss est très perspicace, approuve Finnick.                                                                          Il plonge la main dans l'eau et en sort Mags comme si elle ne pesait pas plus lourd qu'un chiot. Elle maugrée quelques phrases dans lesquelles je distingue le mot « bouée », puis tapote sa ceinture.

      Elle a raison, regardez. Quelqu'un d'autre a compris aussi.

Finnick montre du doigt Beetee. Il se débat dans les vagues tout en parvenant à maintenir la tête hors de l'eau.

       Quoi donc ? dis-je.

       Les ceintures. Elles permettent de flotter, explique Finnick. Je veux dire, il faut quand même se débrouiller pour avancer, mais elles t'empêchent de couler.

J'ai envie de demander à Finnick d'attendre, de récupérer Beetee et Wiress et de les prendre avec nous, mais Beetee se trouve à trois rayons de distance et je n'aperçois même pas Wiress. À mon avis, Finnick les tuerait aussi facilement que le tribut du Cinq, alors je suggère de ne pas traîner. Je donne à Peeta un arc, un carquois et un couteau. Je pensais garder le reste, mais Mags me tire par la manche et bredouille des propos incompréhensibles jusqu'à ce que je lui remette le poinçon. Satisfaite, elle coince le manche entre ses gencives et tend les bras à Finnick. Celui-ci jette son filet par-dessus son épaule, soulève Mags, empoigne- son trident avec sa main libre, et nous fuyons loin de la Corne d'abondance.

Au bout de la plage, la forêt s'élève en pente raide. Enfin, ce n'est pas vraiment une forêt. Pas comme celles que je connais, en tout cas. Une « jungle ». Ce mot peu familier, presque obsolète, me revient en mémoire. J'ai dû l'entendre lors d'autres Jeux, ou dans la bouche de mon père. La plupart des arbres me sont inconnus, avec des troncs lisses et peu de branches. Le sol est noir, spongieux sous la semelle, souvent masqué par un fouillis de lianes aux fleurs colorées. Le soleil tape mais l'atmosphère reste lourde et moite. Une sensation d'humidité m'envahit. Le mince tissu bleu de ma combinaison a bien laissé l'eau de mer s'évaporer, mais la sueur le colle déjà contre ma peau.

Peeta prend la tête du petit groupe, en taillant dans la végétation à l'aide de son grand couteau. Je fais passer Finnick en deuxième parce que, bien qu'il soit le plus fort d'entre nous, il porte Mags. Par ailleurs, aussi redoutable soit-il avec son trident, mes flèches sont plus adaptées dans la jungle. En raison de la pente et de la chaleur, nous sommes bientôt hors d'haleine. Peeta et moi avons subi un entraînement intensif, toutefois, et Finnick est un tel phénomène que, même avec Mags sur les épaules, il grimpe d'un pas vif pendant un bon kilomètre et demi avant de réclamer une pause. Encore est-ce davantage pour Mags que pour lui-même, semble-t-il.

Comme les frondaisons nous cachent la roue, j'escalade un arbre aux branches caoutchouteuses afin d'avoir une vue d'ensemble. Je le regrette aussitôt.

Autour de la Corne d'abondance, le sol semble saigner ; l'eau a pris une couleur rosâtre. Des cadavres gisent sur le sable ou flottent dans la mer, mais à cette distance, et sachant que nous sommes tous habillés pareil, je serais incapable de nommer ceux qui ont survécu. Je vois seulement de minuscules silhouettes bleues qui continuent de se battre. Qu'est-ce que je croyais ? Que la belle solidarité montrée hier soir déboucherait sur une sorte de trêve universelle dans l'arène ? Non. Je n'ai pas pensé ça une seconde. Mais j'espérais quand même que les gens montreraient un peu plus de... quoi ? De retenue ? De réticence, au moins. Avant de fonctionner en mode « massacre ». « Dire que vous vous connaissiez tous, me dis-je. Que vous prétendiez être amis. »

Je n'ai qu'un seul ami dans cette arène. Et il n'est pas du district Quatre.

Je laisse la brise me rafraîchir les joues le temps de prendre une décision. En dépit de son bracelet, je devrais éliminer Finnick tout de suite. Cette alliance ne débouchera sur rien. Et il est trop dangereux pour le laisser partir. Je n'aurai peut-être pas de meilleure occasion, alors qu'une trêve fragile règne entre nous. Je pourrais facilement l'abattre en visant son dos pendant la marche. C'est abject, bien sûr, mais cet acte sera-t-il plus louable si j'attends ? Une fois que je le connaîtrai mieux ? Que je lui devrai davantage ? Non, autant régler ça maintenant. Je jette un dernier coup d'œil aux combattants, au sol rougi, pour me donner du courage, puis je me laisse glisser au bas du tronc.

Mais parvenue au sol je découvre que Finnick a eu la même idée que moi. Comme s'il avait anticipé ma réaction face à la scène que je viens de découvrir. Il tient l'un de ses tridents, prêt à frapper.

      Alors, Katniss, comment se passent les choses là-bas ? Se sont-ils tous pris par la main ? Ont-ils fait vœu de non-violence ? Jeté les armes à la mer en signe de défi ? me demande Finnick.

       Non, je reconnais.

      Non, répète-t-il. Parce que le passé est le passé. Et que dans cette arène aucun de nous n'est devenu vainqueur par hasard. (Il lance un regard en direction de Peeta.) Sauf peut-être Peeta.

Finnick sait donc ce qu'Haymitch et moi avons compris depuis longtemps. Au sujet de Peeta. Qu'au fond, il vaut cent fois mieux que chacun d'entre nous. Finnick a éventré sans sourciller ce pauvre tribut du Cinq. Et combien de temps m'a-t-il fallu pour redevenir une tueuse ? Je ne visais pas à côté quand j'ai tiré sur Enobaria, Gloss ou Brutus

Peeta aurait au moins tenté de négocier d'abord. De voir si une alliance plus large était possible. Mais dans quel but ? Finnick a raison. J'ai raison. Les gens qui se trouvent dans cette arène n'ont pas la palme de la compassion.

Je soutiens son regard, en évaluant ma vitesse et la sienne. Le temps qu'il me faudra pour lui planter une flèche dans le crâne, contre celui nécessaire à son trident pour s'enfoncer dans mes entrailles. Je le vois attendre que je prenne l'initiative. Se demander s'il ferait mieux de parer d'abord ma flèche, ou d'attaquer le premier. J'ai l'impression que nous avons pris notre décision tous les deux au moment où Peeta s'interpose entre nous.

       Combien sont morts, en tout ? demande-t-il.

« Pousse-toi, espèce d'idiot », me dis-je. Mais il reste là, campé sur ses deux pieds.

       Difficile à dire, je réponds. Au moins six, je crois. Et le combat n'est pas terminé.

         Ne traînons pas. Il nous faut de l'eau, déclare-t-il.

Nous n'avons aperçu aucun ruisseau ni mare jusqu'à présent, et l'eau de mer est imbuvable. Encore une fois, je repense aux derniers Jeux où j'ai failli mourir de déshydratation.

       Mieux vaudrait en trouver vite, suggère Finnick. Ce serait bien que nous soyons à couvert quand les autres viendront nous traquer cette nuit.

Nous. Eux. La traque. D'accord, tuer Finnick tout de suite est peut-être prématuré. Il s'est montré utile jusqu'ici. Il a l'approbation d'Haymitch. Et puis, qui sait ce que la nuit nous réserve ? Dans le pire des cas, je pourrai toujours le tuer dans son sommeil. Je laisse donc passer l'occasion et Finnick aussi.

L’absence d'eau renforce ma soif. Je garde l'œil ouvert tandis que nous continuons à grimper, sans résultat. Au bout d'un kilomètre et demi, j'entrevois le bout de la forêt. Sans doute avons-nous atteint le sommet de la colline.

       Espérons que nous aurons plus de chance sur l'autre versant. On trouvera peut-être une source.

Sauf qu'il n'y a pas d'autre versant. Je suis la première à le deviner, bien que je ferme la marche, car je repère un drôle de carré flou dans le ciel, comme un panneau de verre dépoli. Au début, je crois à un reflet du soleil ou aux ondes de chaleur qui montent du sol. Mais le carré reste immobile, même quand je me déplace. J'établis le lien avec ce que Wiress et Beetee m'ont montré au centre d'entraînement, et je réalise ce qui nous attend. Je pousse un cri d'alerte quand le couteau de Peeta tranche un ultime rideau de verdure.

Un craquement électrique retentit. Pendant un instant, les arbres s'écartent en dévoilant une courte bande de terre nue. Puis Peeta est projeté en arrière par le champ de force et renverse Finnick et Mags comme de simples quilles.

Je me précipite à l'endroit où il atterrit, sur un amas de lianes.

       Peeta ?

Je flaire une légère odeur de poils roussis. Je répète son nom, je le secoue, il ne réagit pas. Je tâte maladroitement ses lèvres, froides et inertes alors qu'il haletait encore quelques instants plus tôt. Je colle mon oreille contre sa poitrine, là où j'aime appuyer ma tête en écoutant le battement régulier de son pouls.

À la place, je n'entends que le silence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

20

 

 

 

     — Peeta!!                                                                                                                                                   Je le secoue plus fort, le gifle même ; en vain : son cœur s'est arrêté. Je parle dans le vide.

       Peeta !

Finnick m'écarte sans ménagement.

       Laisse-moi faire.

Il palpe la nuque de Peeta, ses côtes, le creux de son dos. Il lui pince les narines.

      Non!                                                                                                                                                Je me jette sur Finnick, convaincue qu'il veut achever Peeta, empêcher qu'il ne revienne à la vie. Il me frappe du plat de la main, au plexus, si fort qu'il m'envoie voler contre un arbre voisin. Momentanément étourdie par la douleur, Je souffle coupé, je regarde Finnick boucher encore une fois le nez de Peeta. Affalée par terre, je sors une flèche, l'encoche et m'apprête à tirer quand Finnick se penche sur Peeta pour l'embrasser sur la bouche. Et c'est tellement bizarre, même de la part de Finnick, que je retiens ma main. Non, il ne l'embrasse pas. Il lui bouche le nez mais lui ouvre la bouche en grand et lui insuffle de l'air dans les poumons. Je le vois, je vois vraiment la poitrine de Peeta se soulever et retomber. Puis Finnick ouvre la combinaison de Peeta et entreprend de le masser vigoureusement au niveau du cœur. Passé le premier choc, je comprends ce qu'il essaie de faire.

Il m'est arrivé une fois ou deux de voir ma mère utiliser ce genre de technique. Dans le district Douze, quand votre cœur s'arrête, il est rare que vos proches aient le temps de vous transporter jusque chez ma mère. Ses patients habituels souffrent plutôt de brûlures, de plaies diverses ou de maladie. Ou de malnutrition, bien sûr.

Mais Finnick vit dans un monde différent. Il a déjà pratiqué ça par le passé. On voit un rythme bien précis, une méthode, dans ses gestes. La pointe de ma flèche retombe par terre tandis que je me penche en avant, guettant désespérément le moindre signe de vie. Plusieurs minutes interminables s'écoulent. Je suis en train de me dire que c'est fini, que Peeta est mort, qu'il ne reviendra plus, quand il se met à toussoter. Finnick se redresse.

J'abandonne mes armes dans la poussière et me jette sur Peeta.

       Peeta ? dis-je doucement.

J'écarte quelques mèches moites de son front, et lui palpe le cou. Je sens son pouls tambouriner de nouveau sous mes doigts. Il bat des paupières ; son regard croise le mien.

      Attention, me prévient-il d'une voix faible. Il y a un champ de force là, devant. (Je ris, malgré les larmes que je sens ruisseler sur mes joues.) Il est sûrement beaucoup plus intense que celui du centre d'Entraînement. Mais c'est bon, je vais bien. Juste un peu secoué.

      Tu étais mort ! Ton cœur ne battait plus ! dis-je, avant de me demander si je ne ferais pas mieux de me taire.

Je plaque la main sur ma bouche pour tâcher de retenir ces horribles hoquets étranglés que je produis en sanglotant.

       Eh bien, on dirait qu'il est reparti, observe-t-il. Tout va bien, Katniss. Je fais oui de la tête, sans cesser de hoqueter                                                                                                             — Katniss ?

Voilà qu'il s'inquiète pour moi, à présent. Ça ne fait qu'ajouter à l'absurdité de la situation.

       Ne t'en fais pas pour elle, ce sont les hormones, explique Finnick. À cause du bébé.

Je relève la tête et je le vois accroupi, tranquille, quoique encore essoufflé par l'ascension, la chaleur et l'effort fourni pour ramener Peeta à la vie.

      Non. Ce n'est pas...

Je m'interromps, arrêtée par de nouveaux sanglots hystériques qui semblent confirmer ce qu'il vient de dire à propos du bébé. Finnick me regarde droit dans les yeux. Je lui jette un regard noir à travers mes larmes. C'est stupide, je sais, de me vexer de cette manière. Je voulais simplement sauver Peeta, j'en étais incapable, Finnick l'a fait, je devrais lui en être reconnaissante. Et je le suis. Mais cette situation me rend furieuse, également, parce qu'elle signifie que je serai toujours en dette avec Finnick Odair. Toujours. Alors, comment vais-je pouvoir le tuer dans son sommeil ?

On s'attendrait à lire sur son visage une expression satisfaite, ou narquoise, mais il semble perplexe. Son regard passe de Peeta à moi, comme s'il essayait de comprendre quelque chose, puis il renonce en secouant la tête.

      Comment te sens-tu ? demande-t-il à Peeta. Tu peux marcher ?                                           —   Non, il a besoin de repos, dis-je.

Mon nez coule comme une fontaine et je n'ai même pas de mouchoir. Mags arrache une poignée de mousse sur une branche et me l'offre. Je suis trop secouée pour m'en étonner. Je me mouche bruyamment, puis j'essuie les larmes sur mon visage. C'est bien, la mousse. Très absorbant, étonnamment doux.

Je remarque un scintillement doré sur le torse de Peeta. Je tends la main, et je soulève le disque accroché à une chaîne autour de son cou. Mon geai moqueur est gravé dessus.

       C'est ton objet personnel ? dis-je.

—    Oui. Ça ne t'ennuie pas, que j'aie adopté ton oiseau ? Je voulais qu'on soit assortis.

      Non, bien sûr que ça ne m'ennuie pas.

Je me force à sourire. Peeta portant un geai moqueur dans l'arène, c'est à la fois une bonne et une mauvaise chose. D'un côté, ça devrait encourager les rebelles dans les districts. De l'autre, on imagine mal que le président Snow ne s'en aperçoive pas, et ça me complique singulièrement la tâche pour garder Peeta en vie.

              Si je comprends bien, on campe ici ? demande Finnick.

             Je ne crois pas que ce soit possible, répond Peeta. Sans eau, sans protection... Je peux marcher, vraiment. Si on ne va pas trop vite.

       Ce sera toujours mieux que de rester assis là.

Finnick aide Peeta à se lever pendant que je me remets de mes émotions. Depuis ce matin j'ai regardé Cinna se faire rouer de coups sous mes yeux, j'ai atterri dans une nouvelle arène, et j'ai vu mourir Peeta. Encore heureux que Finnick joue la carte de la grossesse pour moi, car du point de vue des sponsors on ne peut pas dire que je fasse des étincelles.

Je vérifie mes armes, sachant très bien qu'elles sont en parfait état, afin de me donner une contenance.

Je vais ouvrir la marche, dis-je avec autorité.                                                                                                                           Peeta fait mine de soulever une objection, mais Finnick l'interrompt.

       Non, laisse-la faire. (Il se tourne vers moi, les sourcils froncés.) Tu savais qu'il y avait ce champ de force, pas vrai ? Tu as tenté de nous prévenir à la dernière seconde. (Je fais oui de la tête.)                                                                                                                                                   —       Comment le savais-tu ?

J'hésite. Révéler que Beetee et Wiress m'ont appris à repérer un champ de force pourrait s'avérer dangereux. J'ignore si les Juges ont remarqué ou non cette discussion que nous avons eue lors de l'entraînement. Dans un cas comme dans l'autre, je détiens un renseignement précieux. Et s'ils en ont conscience, ils risquent de modifier leurs champs de force de manière à les rendre indétectables. Mieux vaut mentir.

      Je ne sais pas. C'est comme si j'avais pu l'entendre. Écoutez.

Nous observons un moment de silence. On n'entend plus que le crissement des insectes, le chant des oiseaux et le bruissement du vent dans les feuilles.

      Je n'entends rien, avoue Peeta.

      Mais si, on dirait le bourdonnement du grillage autour du district Douze, en beaucoup plus faible. (Tout le monde écoute intensément. Moi aussi, même si je sais qu'il n'y a rien à entendre.) Là ! Vous l'avez ? Ça vient pile de l'endroit où Peeta s'est pris la décharge.

      Je n'entends rien non plus, reconnaît Finnick. Mais si toi, oui, je t'en prie, passe devant.                                                                                                                                                         Je décide de jouer cette carte à fond.                                                                                            —       Curieux. (Je tourne la tête de part et d'autre, en prenant un air perplexe.) Je ne l'entends que dans mon oreille gauche.                                                                                                  —        Celle que les médecins ont opérée ? demande Peeta.                                                                         —        Oui, dis-je avant de hausser les épaules. Ils ont peut-être amélioré mon audition. Vous savez, parfois j'entends des droles de trucs de ce côté-là. Des choses qui ne font as de bruit d'habitude. Comme le battement des ailes d’insectes, la chute des flocons sur le sol.                                                                                                                                                                      Parfait. Désormais, l'attention va se tourner vers les chirurgiens qui m'ont réparé l'oreille à l'issue des Jeux l'année  dernière. Ils vont devoir expliquer pourquoi j'ai une ouïe de chauve-souris.                                                                                                                                        —        Toi, dit Mags en me poussant devant elle,                                                                                                        Je prends la tête. Comme nous n'allons pas vite, Mags préfère marcher, en s'aidant d'une canne que Finnick lui a taillée dans une branche. Il a coupé aussi un bâton pour Peeta. Heureusement, d'ailleurs, car en dépit de ses protestations, j'ai l'impression que Peeta ne rêve que de s'écrouler et dormir. Finnick ferme la marche, de sorte que nous avons au moins quelqu'un de valide pour couvrir nos arrières.                                                                                    J’avance avec le champ de force à ma gauche, puisque c’est de ce côté-là que je suis censée l'entendre grâce à mon oreille bionique. Mais comme j'ai tout inventé, je coupe des sortes de noix qui pendent en grappes à un arbre voisin et les jette devant moi en marchant. C'est plus prudent, car j’ai l’impression de rater un certain nombre des zones indiquant le champ de force. Chaque fois qu'une noix se cogne contre lui, elle produit un petit nuage de fumée avant de retomber à mes pieds, noircie et la coque fendue.                           Quelque minutes plus tard, je prends conscience d’un bruit de mastication dans mon dos et me retourne pour voir Mags peler l’une des noix et le jeter dans sa bouche.                          —       Mags ! Crachez ça tout de suite. Elles sont peut-être mortelles, je m’écris.                       Elle grommelle quelque chose et continue à de lécher les lèvres avec une satisfaction manifeste. Je me tourne vers Finnick, mais il se contente de hausser les épaules.

         J'imagine qu'on va bientôt le savoir,

Je me remets en marche en m'interrogeant sur Finnick qui a sauvé la vieille Mags mais la laisse manger des noix inconnues. Auquel Haymitch a donné son approbation. Qui a ramené Peeta à la vie. Pourquoi ne pas l’avoir abandonné à la mort ? Personne ne lui en aurait voulu. Je n'aurais jamais su qu'il avait le pouvoir de le réanimer. Quelle raison avait-il de sauver Peeta ? Et pourquoi tenait-il tellement à faire équipe avec moi ? Il était prêt à me tuer s'il n'y avait pas eu moyen de s'entendre ; mais il m’a laissé le choix.

       Je continue à avancer, à lancer mes noix, en repérant le champ de force de loin en loin, tout en m’efforçant de trouver un chemin vers la gauche qui nous permette de nous éloigner de la Corne d'abondance et, avec un peu de chance, de trouver de l'eau. Mais au bout d'une heure je me rends compte que cette tentative est inutile. Nous n’avons pas progressé d'un pas vers la gauche. En fait, on dirait que le champ de force nous oblige à décrire une courbe. Je m'arrête et contemple la silhouette chancelant de Mags, le visage en sueur de Peeta.                                                                                                                       —       Faisons une pause, dis-je. Je vais remonter jeter un coup d'œil de là-haut.                                        L'arbre que je choisis semble plus haut que les autres. Je m’élève le long des rameaux tordus, en restant le plus prés possible du tronc. Ces branches caoutchouteuses ne m’inspirent pas confiance. Je grimpe néanmoins au-delà du raisonnable, car je veux vérifier quelque chose. Accochée à la cime étroite, ballotée par la brise humide, je constate que mes soupçons étaient fondés. Voila pourquoi nous ne pouvons pas aller à gauche, et ne pourrons jamais le faire. Depuis ce point d'observation précaire, je peux embrasser pour la première fois l'ensemble de l'arène. Un rond parfait. Avec une roue parfaite en son milieu. Au-dessus de la circonférence de la jungle, le ciel est uniformément rose. Il me semble distinguer quelques-uns de ces carrés flous que Wiress et Beetee appellent des « défauts dans la cuirasse », car ils trahissent l'existence d'une chose prétendument invisible. Pour en avoir le cœur net, je tire une flèche au-dessus de la ligne des arbres. Je vois un éclair lumineux, un bref aperçu de ciel bleu, puis ma flèche rebondit dans la jungle. Je redescends annoncer la mauvaise nouvelle aux autres.                                               —       Le champ de force nous confine à l'intérieur d'un cercle. C'est un dôme. J'ignore jusqu'où il s'élève. Il englobe la Corne d'abondance, la mer, et la jungle autour. Tout ça est très net, parfaitement symétrique. Et pas très grand.

      As-tu vu de l'eau ? m'interroge Finnick.

       Seulement de l'eau de mer.

       Il doit bien y en avoir quelque part, proteste Peeta en fronçant les sourcils. Sinon, on sera tous morts d'ici quelques jours.

      Eh bien, les frondaisons sont plutôt denses. J'ai pu rater une source ou un ruisseau, je reconnais sur un ton dubitatif.

Mon petit doigt me dit que le Capitole n'a pas envie de prolonger trop longtemps ces Jeux impopulaires. Plutarch Heavensbee a peut-être déjà reçu l'ordre de nous éliminer.

—       De toute façon, inutile de nous demander ce qu'il y a de l'autre côté de cette colline parce que la réponse est « rien du tout ».                                                                               —       Il y a forcément de l'eau potable entre le champ de force et la roue, insiste Peeta.

Nous savons tous ce que ça signifie. Il va falloir redescendre. Vers les carrières, vers le bain de sang. Avec Mags qui peut à peine marcher et Peeta qui n'est plus en état de se battre.

Nous décidons de descendre sur quelques centaines de mètres puis de continuer notre tour de l'arène. Pour voir s'il n'y aurait pas de l'eau à ce niveau-là. Je reste en tête, en lançant une noix vers la gauche de temps en temps, mais nous sommes loin du champ de force à présent. Le soleil tape fort ; l'air se change en vapeur, et joue de drôles de tours à notre vision. En milieu d'après-midi, il devient clair que Peeta et Mags ne peuvent plus continuer.

Finnick nous choisit un lieu de campement à une dizaine de mètres du champ de force. Il pense pouvoir utiliser ce dernier comme arme en cas d'attaque, en y projetant nos ennemis. Mags et lui arrachent de hautes herbes d'un mètre cinquante qui poussent par touffes et commencent à les tresser. Comme Mags ne semble pas s'être intoxiquée avec les noix, Peeta en cueille d'autres et les fait griller en les lançant sur le champ de force. Puis il les décortique méthodiquement, en les empilant au creux d'une feuille. Je monte la garde, nerveuse, brûlante, les nerfs à vif après les émotions de la journée.

Soif. J'ai si soif. Finalement, je n'y tiens plus.

—       Finnick, si tu montais la garde à ma place ? Je pourrais faire un tour dans les environs, voir si je trouve de l'eau, dis-je.                                                                                                 L'idée que je parte seuule n'emballe personne, mais la menace de déshydratation pèse sur nous.

—       Ne t'en fais pas, je n'irai pas loin, je promets à Peeta.

—       Je t'accompagne, dit-il.                                                                                                                  —        Non, je voudrais en profiter pour chasser un peu. (Je n'ajoute pas : « Et tu ne peux pas venir parce que tu es trop bruyant », mais c'est implicite. Il ferait fuir le gibier et risquerait d'attirer du monde.) Je ne serai pas longue.

Je m'enfonce entre les arbres, heureuse de découvrir que le sol souple se prête à merveille aux déplacements silencieux. Je descends en diagonale, sans rien trouver d'autre qu'une végétation luxuriante.

Un premier coup de canon retentit. Je me fige. Le bain de sang a dû prendre fin à la Corne d'abondance. Le total des premières victimes est enfin connu. Je compte les coups, sachant que chacun correspond à un tribut mort. Huit. C'est moins que l'année dernière. Mais ça me paraît davantage car je connais la plupart d'entre eux, au moins de nom.

Prise d'une faiblesse soudaine, je m'adosse à un arbre. Je sens la chaleur absorber mon humidité corporelle comme une éponge. J'ai déjà du mal à déglutir, et la fatigue commence à se faire sentir. Je me masse le ventre un moment, dans l'espoir qu'une femme enceinte compatissante décide de devenir mon sponsor et permette à Haymitch de m'envoyer de l'eau. En vain. Je me laisse glisser par terre.

Immobile, je commence à remarquer les animaux : d'étranges oiseaux au plumage chatoyant, des lézards arboricoles à la langue bleue, ainsi qu’un drôle de bestiole, sorte de croisement entre le rat et l'opossum, pendue aux branches près d'un tronc d'arbre. J'en abats une afin de l'examiner de plus près.                                                                              C'est un gros rongeur, assez vilain, avec un pelage gris tacheté et deux incisives redoutables qui dépassent de sa lèvre inférieure. En le vidant et en l'écorchant, je remarque autre chose : il a le museau mouillé. Comme s'il venait de boire à un ruisseau. Tout excitée, j'abandonne l'arbre dans lequel il se trouvait et je m'en éloigne en spirale. La source ne peut pas être loin.

Rien. Je ne trouve rien. Pas même une goutte de rosée. Pour finir, sachant que Peeta doit se faire du souci, je reprends la direction du camp, plus assoiffée et frustrée que jamais.

À mon arrivée, je constate que les autres n'ont pas perdu leur temps. Mags et Finnick ont construit une sorte de hutte avec leurs nattes, ouverte d'un côté, comportant trois murs, un sol et un toit. Mags a également tressé plusieurs bols que Peeta s'est chargé de remplir de noix grillées. Ils se tournent vers moi avec espoir. Je secoue la tête.

       Non. Pas d'eau. Mais il y en a. Ce petit malin savait où en trouver, dis-je en brandissant le rongeur écorché. Il venait de boire quand je l'ai abattu dans son arbre. Je n'ai pas réussi à trouver sa source, par contre. Et j'ai pourtant inspecté chaque centimètre carré de terrain dans un rayon de dix mètres.

      Tu crois qu'il est comestible ? demande Peeta.

      Pas sûr, mais sa chair n'a pas l'air très différente de celle d'un écureuil. Il vaudrait mieux le cuire, quand même...

J'hésite à l'idée de faire du feu sans allumettes. Quand bien même je réussirais, il resterait le problème de la fumée. Nous sommes si proches les uns des autres dans cette arène qu'elle nous ferait tout de suite repérer.                                                                                  Peeta a une meilleure idée. Il prend un cube de viande crue, l'embroche sur une baguette pointue, et lance le tout contre le champ de force. On entend un grésillement, puis la baguette lui revient dans les mains. Le morceau de chair est noir en surface mais cuit à l'intérieur. Nous saluons sa réussite par une salve d'applaudissements, avant de cesser brusquement eu nous rappelant où nous sommes.                                                                                         Tandis que le soleil aveuglant s'enfonce dans le ciel rose, nous nous installons à l'entrée de la hutte. Je reste réticente à propos des noix, mais, d'après Finnick, Mags en aurait déjà mangé dans ses premiers Jeux. J'ai négligé l'atelier des plantes comestibles car tout avait été si facile pour moi l’année dernière. Je le regrette à présent. On m'y aurait certainement montré quelques-unes des plantes inconnues qui m’entourent. Et j'aurais pu en deviner un peu plus sur notre destination. Mags a l'air d'aller bien, néanmoins. Je me ramasse donc une noix et j'en croque un morceau. Le goût, légèrement sucré me rappelle un peu la châtaigne. Je décide d’oublier ma prudence. Quant à la chair du rongeur, quoi que un peu forte, elle se révèle étonnamment juteuse. Ce n’est pas un mauvais repas pour notre premier soir dans l’arène. Si seulement nous avions un peu d'eau pour le digérer… Finnick, me pose beaucoup de questions sur le rongeur, que nous décidons d'appeler « rat arboricole ». À quelle hauteur se trouvait-il ? L'ai-je observé longtemps avant de l’abbatre ? A quoi était-il occupé ? Je ne me souviens pas l’avoir vu faire grand-chose. Il devait flairer l'écorce à la recherche d’insectes.

La nuit me fait peur. Au moins, la natte d'herbe tressée devrait nous protéger un peu des bestioles qui pourraient ramper sur le sol de la jungle à la tombée du jour. Mais : peu avant que le soleil ne disparaisse à l'horizon, une lune pale se lève pour éclairer l'arène. Les conversations s'arrêtent d’elles-mêmes, car nous savons ce qui nous attend, Nous venons nous aligner à l'orée de la hutte, et Peeta glisse sa main dans la mienne.                                                                                    Le ciel s’illumine quand apparaît le sceau du Capitole que semble flotter dans les airs. En entendant les premiers accords de l’hymne, je me dis : « Ça va être dur pour Finnick et pour Mags. » En fait, c'est presque aussi dur pour moi de voir les visages des huit vainqueurs morts s'afficher dans le ciel.                                                                                                                    L'homme du district Cinq, celui que Finnick a éventré avec son trident, est le premier à apparaître. Ça veut dire que tous les tributs des districts Un à Quatre sont encore en vie - les quatre carrières, Beetee et Wiress et, bien sûr, Mags et Finnick. L'homme du Cinq est suivi du drogué du Six, de Cecelia et de Woof pour le Huit, des deux tributs du Neuf, de la femme du Dix et de Seeder pour le Onze. Le sceau du Capitole réapparaît, accompagné d'une dernière musique, puis le ciel s'assombrit de nouveau.

Personne ne dit un mot. Je ne prétendrai pas avoir connu ces gens. Mais je revois les trois gamins cramponnés aux jupes de Cecelia quand on l'a emmenée. La gentillesse de Seeder dès notre première rencontre. Même le souvenir du drogué aux yeux vitreux en train de me peindre des fleurs jaunes sur les joues me serre le cœur. Ils sont morts. C'est fini pour eux.

J'ignore combien de temps nous serions restés assis là sans l'arrivée du parachute qui s'enfonce entre les frondaisons pour atterrir à nos pieds. Nous le fixons sans faire un geste.

      A qui est-il destiné, à votre avis ? je finis par demander.

      Comment savoir ? rétorque Finnick. Il n'y a qu'à le donner à Peeta, puisqu'il a failli mourir aujourd'hui.

Peeta détache la ficelle et lisse le rond de soie argentée. Au centre du parachute gît un petit objet métallique que je ne reconnais pas.

. — Qu'est-ce que c'est ? dis-je.

Personne ne le sait. Nous nous le passons de main en main, en l'examinant chacun notre tour. C'est un tube de métal creux, effilé à un bout. À l'autre extrémité, une embouchure s'incurve. Il me rappelle vaguement quelque chose. Ça pourrait être une pièce d'une bicyclette, d'une tringle à rideau, n'importe quoi, en fait.

Peeta souffle dans l'embouchure en cherchant à produire un son. Sans résultat. Finnick en éprouve la pointe sur le bout de son doigt, pour voir ce qu'il vaut comme arme. Rien du tout.

      Vous croyez pouvoir pêcher avec Mags ? dis-je.

Mags, qui pourrait pêcher avec pratiquement n'importe quel objet, secoue la tête en grommelant.

Je récupère l'ustensile et le fait rouler au creux de ma paume. Puisque nous sommes alliés, Haymitch doit travailler en relation avec les mentors du Quatre. Il a eu son mot à dire dans le choix du cadeau. Ce qui signifie qu'il est précieux. Vital, même. Je repense à l'an dernier, lorsque j'avais tellement besoin d'eau mais qu'il refusait de m'en envoyer parce qu'il savait que j'en trouverais si j'essayais vraiment. Les cadeaux d'Haymitch - ou leur absence — sont toujours lourds de signification. Je crois presque l'entendre pester : « Sers-toi de ta tête, si tu en as une. Qu'est-ce que tu attends ? »

J'essuie la sueur qui me coule dans les yeux et j'élève le cadeau dans la lueur de la lune. Je le tourne dans tous les sens, l'observe sous différents angles, en cache certaines parties que je dévoile ensuite. Je m'efforce de lui arracher le mystère de sa fonction. En désespoir de cause, je le plante dans le sol d'un geste rageur.

      J'abandonne. Peut-être que Beetee et Wiress sauront à quoi ça sert, si on arrive à les trouver.

Je m'allonge sur la natte d'herbe, face contre le sol, en fixant l'ustensile avec un air de reproche. Peeta entreprend de me masser les épaules et je me détends quelque peu. Me demande pourquoi cet endroit ne se rafraîchit pas après le coucher du soleil. Je me demande comment les choses se passent chez nous.

Prim. Ma mère. Gale. Madge. Je me les représente à la maison, en train de nous regarder. Enfin, j'espère qu'ils sont à la maison. Que Thread ne les a pas fait arrêter. Ni punir, comme Cinna. Comme Darius. Tous punis à cause de moi.

Ils commencent à me manquer. Je regrette mon district, ma forêt. Une vraie forêt avec de vrais arbres en bois dur, des baies et des racines en abondance, du gibier normal. Des ruisseaux. Des brises fraîches. Non, des vents froids, pour chasser cette moiteur étouffante. J'imagine un tel vent me caresser les joues, m'engourdir les doigts, et, soudain, le morceau de métal fiché dans la terre noire retrouve son nom.

       Un bec ! dis-je, en me redressant brusquement.

       Quoi ? demande Finnick.

J'arrache le tube du sol et je l'essuie. Je le tiens par le bout fuselé, pour le masquer, et j'examine son embout. Oui, j'ai déjà vu ce genre d'ustensile. Par une froide journée venteuse il y a longtemps, alors que je rôdais dans les bois  avec mon père. Solidement inséré au creux d'un trou dans le tronc d'un érable. De la sève s'en écoulait dans un seau. Avec du sirop d'érable, même un bout de pain sec devenait une friandise. Après la mort de mon père, je n'ai jamais su ce qu'il était advenu de ces becs. Sans doute sont-ils encore cachés dans les bois, quelque part. Perdus à tout jamais.

      C'est un bec. Une sorte de robinet. On l'enfonce dans un arbre pour en recueillir la sève. (Je regarde les troncs verts fibreux alentour.) Enfin, encore faut-il trouver le bon arbre.

—       La sève ? répète Finnick. Il semble qu'ils ne connaissent pas ça, au bord de la mer.

       Pour faire du sirop, explique Peeta. Mais ces arbres-ci doivent contenir autre chose.

Tout le monde se lève d'un bloc. Notre soif. L'absence de source. Les incisives du rat arboricole et son museau mouillé. Ces arbres ne peuvent renfermer qu'une seule chose qui en vaille la peine. Finnick veut enfoncer le bec dans l'écorce d'un gros tronc à coups de pierre, mais je l'en empêche.

      Arrête. Tu risques de l'abîmer. Il faut percer un trou d'abord, dis-je.

Faute de mieux, Mags propose son poinçon. Peeta l'enfonce de cinq bons centimètres dans le tronc. Ensuite, Finnick et lui se relaient pour élargir le trou avec nos couteaux jusqu'à ce qu'il soit assez grand pour le bec. J'insère ce dernier avec précaution. Tout le monde s'écarte, le cœur battant. Au début, il ne se passe rien. Puis une goutte d'eau tombe de l'embout recourbé et roule dans la paume de Mags. Qui la lèche, avant de retendre aussitôt la main.

En ajustant la position du bec, nous parvenons à faire couler un mince filet d'eau. Nous nous succédons sous le bec à tour de rôle, pour humecter nos langues parcheminées. Mags apporte un panier d'herbe tressé si serré qu'il retient l'eau. Nous le remplissons et le faisons passer de main en main, en avalant de grandes gorgées et même, pour finir, en nous aspergeant le visage. Comme tout ce qu'on trouve ici, l'eau est plutôt tiède, mais ce n'est pas le moment de faire les difficiles.

Notre soif étanchée, nous prenons tous conscience de notre état de fatigue et nous nous préparons à dormir. L'année dernière, je gardais mes affaires prêtes de façon à pouvoir lever le camp au beau milieu de la nuit. Cette année, je n'ai rien. Seulement mes armes, que je n'ai pas l'intention de lâcher de toute manière. Puis je pense au bec, et je l'arrache du tronc. Je dépouille une liane de ses feuilles, la passe dans le tube et l'attache soigneusement à ma ceinture.

Finnick s'offre à prendre la première garde. Je le laisse faire, sachant que ce sera à moi d'assurer la relève jusqu'à ce que Peeta ait repris des forces. Je m'allonge dans la hutte auprès de Peeta, en demandant à Finnick de me réveiller dès qu'il se sentira fatigué. Je suis tirée du sommeil quelques heures plus tard par ce qui ressemble à un son de cloche. Dong ! Dong ! Elle ne sonne pas tout à fait comme celle de notre hôtel de justice au Nouvel An, mais suffisamment pour ne pas s'y tromper. Alors que Peeta et Mags continuent à dormir, Finnick a la même expression attentive que moi. La cloche finit par se taire.

      J'ai compté douze coups, souffle-t-il.

Je hoche la tête. Que faut-il en penser ? Un coup par district ? Peut-être. Mais pourquoi ?

       Ça veut dire quelque chose, à ton avis ?

      Aucune idée, avoue-t-il.